L'engagement éthique de Tanguy
Entre son expérience sociale durement acquise et la proximité des tentatives de chaque peintre de l'école pour passer du savoir-faire au savoir-être, témoin privilégié de leurs échanges passionnés et parfois tendus, Tanguy aura donc eu largement le temps d'intérioriser leurs perceptions singulières de l'art et la sienne par la même occasion.
Ce n'est pas parce que les peintres ne théorisent pas qu'ils ne pensent pas. Ils connaissent les données de leur équation, notamment l'articulation si difficile du potentiel expressif des formes et des couleurs au-delà du symbolisme des images. Ils espèrent tous se libérer un jour des conventions normalisées de leurs prédécesseurs, pour atteindre la nouvelle vérité picturale de leur rapport au monde, aux autres.
A partir de ses bases professionnelles de broyeur de couleurs, de sa connaissance du caractère spécifique et de la puissance de chaque couleur techniquement isolée, il pouvait comprendre le conseil de prudence de Pissarro à Cézanne: «Ne peignez jamais qu'avec les trois couleurs primaires et leurs dérivés», ce qui engageait le disciple attentif dans l'inconnu d'une toute nouvelle complexité expressive. De plus, quand Pissarro ajoutait en excellent pédagogue: « inutile de serrer la forme, le dessin sec et précis nuit à l'impression d'ensemble et détruit toutes les sensations», Julien Tanguy devait espérer que le tumultueux mais obstiné Cézanne se maîtrise enfin pour y arriver. Lui l'artisan, n'était pas surpris de l'entendre révéler presque confidentiellement, alors qu'il voulait privilégier la composition du tableau sur des bases colorées : «Je sens parce que je sais, je sais parce que je sens». Il avait tout simplement expérimenté, vécu cette mystérieuse évidence dans ses divers métiers manuels.
Cézanne, Papa Cézanne, comme il l'appelait devant les jeunes, se débattait: «Le contour me fuit» confiait-il, ce qui l'obligeait à trouver une nouvelle façon de construire le tableau; il affirmait aussi: «On ne devrait pas dire modeler la forme (comme les peintres académiques) mais moduler, moduler la couleur». Monsieur Cézanne allait au Louvre tous les matins quand il vivait à Paris. Julien Tanguy pouvait en témoigner légitimement devant les nombreux détracteurs ou les premiers admirateurs-peintres dont la plupart n'avaient jamais rencontré ce Cézanne. Certains doutaient même parfois de son existence réelle. Ils entraient dans la petite boutique dans l'espoir que Tanguy leur montre «ses» Cézanne! Grâce à tous ces échanges, cette formation permanente à domicile, il approfondissait inlassablement sa conscience des équations de la peinture.
Pourquoi ce Breton de la campagne et du bord de mer n'aurait-il pas compris tous ces jeunes qui décidaient de délaisser les sujets grandiloquents du salon? Quasi illettré, il en ignorait sans doute lui-même toutes les références symboliques, mythologiques. Ces jeunes peintres cherchaient leur vérité, leur désir de vie au plus proche de la nature. Eh bien, lui défendrait cette école, celle d'une nouvelle façon de peindre et plus encore celle d'une nouvelle espérance d'être; une école pleine de promesses, bien au-delà des jeux esthétiques, il n'en doutait pas. Elle promouvait de fait « le droit de vivre selon son tempérament» comme le revendiquait Cézanne.
Il y avait dorénavant deux camps dans l'art : il avait choisi le sien. Il n'avait pas hésité à faire son choix en politique et les attaques des journalistes et critiques d'art contre les impressionnistes se démasquaient d'ailleurs idéologiquement :«Les intransigeants de l'art donnant la main aux intransigeants de la politique, il n'y a rien là d'ailleurs que de très naturel. » (le Moniteur universel 11 avril 1876). En témoigne encore l'article de Georges Maillard dans Le Pays : « Au fond, ce sont, je crois, des mécontents, des radicaux de la peinture, qui, ne pouvant trouver de place dans les rangs des peintres réguliers, se sont constitués en société,ont arboré une bannière révolutionnaire quelconque et ont organisé une exposition»
Face à son commentaire certes succinct devant un de ses Cézanne : « tenez, ce ciel là, cet arbre là, ça y est il? et tout ça, et tout ça ! » Emile Bernard essaiera d'accréditer une perception naïve, limitée des œuvres, mais la peinture de Cézanne n'ouvrait pas le champ à de nombreuses périphrases. Elle n'était ni discursive ni symboliste. Elle témoignait d'une nouvelle forme de présence au monde. Un écho sans doute de celle que Julien Tanguy espérait pour lui-même sans pouvoir l'expliciter théoriquement, pas plus que nombre d'artistes eux-mêmes.
En tous cas, s'il avait perdu le combat de la Commune, il ne perdrait pas celui-là. Il soutiendrait ces combattants en leur fournissant toutes les couleurs, leurs armes, les armes dont ils avaient besoin pour contester l'hégémonie des goûts élitistes de l'art officiel! Il serait solidaire du combat de Cézanne qui ne s'était pourtant pas engagé comme lui dans l'aventure de la Commune, le peintre le plus vilipendé : « une peinture de vidangeur saoul » osait narguer la critique. Quelle injustice! lui connaissait ses exigences, l'absolu de ses attentes. D'autre part, il connaissait la longue amitié de Cézanne et Zola depuis l'enfance. Il ne pouvait comprendre l'abandon de ce nouvel embourgeoisé au moment où Cézanne, isolé dans ses recherches aurait eu le plus besoin d'encouragement. Zola, celui-là même qui avait tant soutenu ces peintres de la lumière au début de leur lutte... comment était-ce possible !
Ce revirement critique de Zola commencera dès 1870, soit quatre ans avant l'exposition collective des impressionnistes chez le photographe Nadar : « ils sont trop facilement satisfaits – écrira-t-il – pour enchaîner l'année suivante : aucun de ces artistes ne réalise puissamment et définitivement la formule nouvelle, ce sont des précurseurs. L'homme de génie n'est pas né... ils restent inférieurs à l’œuvre qu'ils tentent, ils bégaient sans pouvoir trouver le mot...»
Ah le mot, les bons mots ! Certes, Zola lui, semblait les avoir trouvés pour émouvoir ses lecteurs et défendre ses opinions, comme en témoignait sa réussite sociale – « J'ai parfois l'impression d'être chez un ministre », tempêtait Cézanne – mais, pour les peintres, comment trouver les bons mots de la peinture ? Le vocabulaire des peintres n'est pas condensé dans un dictionnaire où chacun puiserait à sa convenance. Une nouvelle époque commençait où chaque peintre devrait inventer les siens. Il leur faudra ensuite les organiser en se dépouillant des anciennes formules de composition désormais inadaptées, un académisme devenu anachronique.
Son ami Cézanne, le puissant Cézanne, romantique et pudique, n'aura pas trop de toute sa vie pour découvrir et structurer musicalement, fortement toutes les nuances, tous les tons/énergies perçus grâce à ce nouveau langage plus coloré et plus complexe. Avant d'être un médium d'expression, la peinture est un médium de perception sans a priori des divers sujets, et elle venait soudain d'élargir considérablement les possibles. Cézanne le savait, le vivait, face à la montagne Sainte Victoire, à trois pommes dans une assiette, aux personnes qui posaient et qu'il voulait respecter à l'abri des caricatures et des flatteries. Les débuts étaient souvent pleins de promesses mais combien de tableaux seront abandonnés dans les arbres, tailladés dans un coin d'atelier parce qu'ils étaient morts-nés. Cela valait mieux que de se mentir en utilisant des artifices colorés enjoliveurs.
Monet l'affirmera: «Zola (qui plus jeune avait voulu être peintre) n'entend rien à la peinture!»
Quand Zola publia l'Oeuvre », Cézanne crut se reconnaître dans la description d'un peintre raté qui finit par se suicider : « On ne peut pas exiger d'un homme qui ne sait pas, hurla-t-il, qu'il dise des choses raisonnables sur l'art de peindre, mais nom de dieu, comment peut-il oser dire qu'un peintre se tue parce qu'il a fait un mauvais tableau, quand un tableau n'est pas réalisé, on le fout au feu et on en recommence un autre ! » Témoin de ces désaveux publics, le père Tanguy fera ce commentaire désabusé avec ses mots à lui : « Ce n'est pas bien ! Ce n'est pas bien, jamais je n'aurai cru ça de Monsieur Zola qui est un si brave homme et qui était l'ami de ces messieurs, il ne les a pas compris et c'est un grand malheur. »
Tanguy était mort en 1896 mais pas Cézanne qui a pu entendre Zola conclure : « c'est pour ça que je me suis battu? Seigneur, étais-je fou ? Mais c'est très laid, cela me fait horreur...