Emile Bernard - Gauguin

Emile Bernard avait à peine 18 ans quand il franchit à son tour la porte de la rue Clauzel – devenue la fable de Paris – entraîné par Gauguin qu'il découvrait et admirait. Comme la plupart des visiteurs, il venait prioritairement voir « comme au musée », les fameux Cézanne dont l'influence grandissait dans le petit cercle des impressionnistes. Il était le fils du directeur d'une compagnie textile et s'était fait remarquer à l'académie Cormon pour sa vive intelligence et sa grande culture littéraire. Il était très à l'aise dans le domaine des théories qu'il brassait et brassait sans arrêt, sûr du bien fondé de ce qu'il avançait. Il adoptera rapidement les couleurs claires, au grand dam du maître et se fera exclure pour indiscipline et insolence. Son père, fou de rage, brûlera tout son matériel.

Le père Tanguy, qui tentera de les réconcilier, pourrait être son grand-père, un grand-père aux nombreuses blessures, fidèle à ses valeurs morales, pauvre, presque indigent, mais sans acrimonie. « Sans Tanguy, témoignera-t-il, que serais-je devenu ? J'étais souvent sans couleurs, sans argent, il s'est trouvé sur mon chemin alors que mon père était furieux contre moi, mon désir d'art, et ma mère impuissante à m'aider dans ce désir. Il est devenu le père de ma peinture, de ma carrière. Il fit ma première éducation, les Cézanne me furent expliqués par lui ! »

Tous les autres peintres de son entourage qui connaissaient depuis plus longtemps le père Tanguy, son engagement, sa complicité esthétique, le respectaient et ils en témoigneront concrètement après son décès. Mais lui, Emile Bernard, que pouvait-il comprendre des critères artistiques de cet étonnant personnage, critères si éloignés de ses lectures d'une histoire de l'art inépuisable, encyclopédique. « Avec de la conduite un peintre doit fatalement y arriver »  affirmait Tanguy, y compris face aux peintures de ceux qui ne suivaient pas les préceptes de « la jeune école ».

Après la mort de Tanguy, il écrira :  « il se produisit qu'en s'entourant de ceux vers lesquels se portait naturellement sa sympathie, il se trouva être le point central d'un noyau de gens de valeur » et encore : « il fut séduit, j'en suis certain plus par le socialisme de Vincent Van Gogh que par sa peinture car il estimait bien plus chez les peintres les qualités de caractère que le talent. »

Et si c'était le père Tanguy qui avait raison en ressentant que certains peintres se satisfaisaient d'acquérir un nouveau savoir-faire talentueux au service de leur gloriole alors que d'autres comme Cézanne et Van Gogh essayaient d'atteindre un nouveau savoir-être, au-delà de l'éducation reçue, de ses règles comportementales hypocritement adaptées ? Ils conjugueraient une véritable éthique d'être et sa figuration incarnée dans le corps vivant du tableau. La peinture s'affirmerait alors comme leur ultime recours pour ne pas désespérer de l'humanité.

Pour sa part le jeune Emilio Bernardino, esthète distingué, comme le surnomma, moqueur, Cézanne, ne doutait sans doute pas d'outrepasser facilement leur talent. C'est certainement par naïveté que le père Tanguy avait tenté de rapprocher ces deux intransigeants, d'où ce nouveau commentaire présomptueux du jeune esthète : « A la vérité, Cézanne était un technicien épris seulement des qualités abstraites de la peinture, à la poursuite du mécanisme harmonieux de la couleur et un styliste qui n'ambitionnait que certaines formules élégantes, alors que Vincent l'envisageait comme un moyen d'expression spirituelle, comme une sorte de littérature écrivant par les couleurs et les lignes. Je ne crois pas utile d'ouvrir ici une longue parenthèse pour prouver qu'ils avaient tort tous deux et que pour être un maître, il suffit de réunir ces deux choses qu'ils cherchaient à part  ».

Il suffit ! Il suffit... avait-il osé faire ce commentaire dans la boutique quand il y venait voir leurs œuvres avec Paul Gauguin et Toulouse-Lautrec, les voir dialoguer avec les estampes japonaises ? Selon lui, c'est dans ce petit espace que serait née l'esthétique qui deviendra plus tard l'école de Pont-Aven. Il estimera que ce lieu aurait joué un rôle essentiel « par les leçons qu'y prit le groupe des peintres symbolistes. La petite boutique de la rue Clauzel me semble, écrira-t- il, le vrai lieu de leur naissance, tous se réclamant de Cézanne dont les œuvres n'étaient visibles que dans ce lieu. Il n'y a pas un seul symboliste ou nabis, de Gauguin à Sérusier qui n'ait fait le pèlerinage rue Clauzel » !

Curieusement – et a contrario de celui de Gauguin – le cheminement artistique du si lucide Emile Bernard sera finalement déterminé par son retour à un classicisme inspiré des primitifs italiens puis des peintres vénitiens.

C'est néanmoins le témoignage d'Emile Bernard sur le brave Julien Tanguy qu'il avait sans nul doute profondément aimé, reconnaissant son inépuisable générosité de  saint laïque, son respect de chacun, qui aura contribué à sauvegarder sa mémoire, sans avoir pour autant décodé la digne pertinence de ses repères esthétiques. Son chaleureux témoignage prolongeait les portraits, mondialement connus, peints par Van Gogh, alors que le portrait qu'Emile Bernard fera de Tanguy s'évanouira progressivement dans l'indifférence réservée aux œuvres... sans caractère !